La cause cachée de la montée de l’abstention
Pierre Bréchon
30 Mars 2022
L'abstention est souvent montrée du doigt comme symptôme du désintéret des citoyens pour la politique. Mais qu'en est-il vraiment? Pierre Bréchon analyse l'évolution récente de ce phénomène et en explique les origines.
À quelques jours de l’élection présidentielle, beaucoup craignent une forte montée de l’abstention. La campagne électorale a semblé moins intéresser les électeurs que lors des précédents scrutins, dans une conjoncture marquée d’abord par la vague de Covid, puis par la guerre en Ukraine, qui semble rendre dérisoires certaines oppositions entre candidats.
Un signe contradictoire réside cependant dans le nombre d’inscrits sur les listes électorales qui est plus fort que lors des précédentes élections. Les non inscrits ne constituent plus que 5 % de la population en âge de voter.
Les niveaux d’abstention sont très différents selon les types d’élection. Ils ont toujours été élevés pour les élections départementales, régionales et européennes. Ils continuent à augmenter pour les deux premières alors qu’ils ont régressé pour les Européennes de 2019.
L’abstention était au contraire traditionnellement plus faible pour les présidentielles, les législatives et les municipales. Cette grande différence dans les niveaux d’abstention montre que la mobilisation des électeurs dépend beaucoup des enjeux perçus de l’élection. L’élection présidentielle reste l’élection la plus disputée, celle qui mobilise le plus les électeurs, au point que, au vu du graphique ci-dessous, on peut discuter d’une tendance haussière pour ce scrutin, même si elle semble effective à partir de 2007 qui constituait un des taux les plus bas de la Ve République. L’élection a connu ses pointes abstentionnistes les plus fortes en 1969 et 2002.
Les graphiques de l’abstention aux législatives et municipales permettent de repérer un même début de tendance à la hausse à la fin des années 1980, phénomène que l’on retrouve dans la plupart des pays européens, ce qui laisse déjà entrevoir que l’abstention a des causes qui dépassent les frontières nationales et tiennent à l’évolution des valeurs dans les démocraties européennes.
Il ne faut cependant pas négliger les explications conjoncturelles, comme ont le voit sur les pointes abstentionnistes aux régionales et municipales de 2020-2021, dans un contexte de pandémie. Les évolutions institutionnelles peuvent aussi avoir de l’influence, comme le montre le taux d’abstention pour les législatives : à partir de 2002, elles se déroulent toujours dans la foulée de l’élection présidentielle.
Il en a résulté une dévalorisation des scrutins législatifs qui ne sont plus considérés que comme une élection de confirmation de la compétition principale alors qu’ils devaient auparavant assurer le choix d’une majorité parlementaire pour la mandature à venir.
Abstention plus forte chez les jeunes et dans les catégories populaires
Pour progresser dans les explications de l’abstention, il faut aussi considérer sa sociologie. Les enquêtes et sondages permettent d’observer de fortes logiques sociales et politiques pouvant l’expliquer (tableau 1).
S’il n’y a pratiquement plus de différence de vote selon le genre, on observe toujours de fortes différences selon les générations : les 18-34 ans s’abstiennent beaucoup plus que les autres, l’abstention décroissant avec l’âge. Aujourd’hui, tant qu’on n’a pas atteint l’âge moyen de la dépendance physique, autour de 80 ans, on continue de voter massivement. En 2017, l’abstention passe de 29 % chez les 18-24 ans à 12 % chez les 70 ans et plus. On sait que les jeunes votent moins tant qu’ils ne sont pas intégrés dans la vie active mais, au-delà de cet effet d’âge, leur faible participation tient à leur culture politique qui les pousse moins au vote, même lorsqu’ils atteignent les âges adultes.
La participation correspond aussi à des logiques sociales : les catégories populaires votent moins que les groupes plus favorisés. Et les sans diplômes sont beaucoup plus abstentionnistes que les personnes ayant fait des études. Plus on a de faibles revenus, plus on a aussi tendance à s’abstenir. L’exclusion sociale tend à produire de l’auto-exclusion politique. Les individus précaires s’intéressent moins aux élections, pensent avant tout à améliorer leur situation et ne croient pas que le résultat de la présidentielle y contribuera.
Du fait de ces logiques sociales, une très forte abstention s’observe dans les quartiers sensibles des grandes agglomérations. La Seine-Saint-Denis est le département le plus abstentionniste de l’Hexagone (27,5 % en 2017) avec une pointe à 35 % dans le canton de Saint Denis 2.
Le rôle de la religion
Parmi les attitudes pérennes en matière de participation électorale, il convient d’ajouter la religion à l’âge. Les catholiques pratiquants réguliers (souvent âgés) ont intégré fortement le sens du devoir électoral, l’institution catholique enseignant depuis fort longtemps qu’un bon catholique doit avoir le sens civique et se doit d’aller voter. En 2017 encore, ils ne sont que 13 % à s’être abstenus au premier tour présidentiel pour 23 % chez les catholiques non pratiquants, 28 % chez les autres religions et 26 % chez les sans religion.
Le rural s’abstient un peu moins (20 % en 2017) que les villes moyennes (27 %) et l’agglomération parisienne (24 %). Deux régions, à tradition rurale et catholique, sont, d’après les résultats électoraux, beaucoup moins abstentionnistes : la Bretagne (16,5 %) et les pays de la Loire (16,7 %), de même que certains départements du sud du Massif central (à population âgée).
Enfin on sait depuis longtemps que la participation électorale est favorisée par une bonne insertion dans des réseaux relationnels, ce qui est inégalement partagé selon les groupes sociaux. On sait aussi que la participation est plus forte chez les personnes et catégories de gens qui font facilement confiance aux autres et qui s’intéressent à leurs problèmes. Les enquêtes sur les valeurs des Français en 2018 montrent ainsi que ceux qui font une grande confiance aux autres sont 62 % à dire toujours voter alors que les moins confiants ne sont que 40 % à l’affirmer.
Une abstention à connotations politiques
Outre les logiques sociales pérennes de l’abstention, on peut repérer plusieurs logiques politiques. On vote d’autant plus qu’on comprend les enjeux électoraux, donc selon qu’on est informé, politisé et qu’on comprend les enjeux de la vie politique et institutionnelle. On peut distinguer différents types d’abstentionnistes selon leur rapport à la politique. Environ la moitié des abstentionnistes ne sont pas dépolitisés, ils restent « dans le jeu », pouvant se mobiliser dans certaines conjonctures alors qu’ils s’abstiennent dans d’autres. Ces abstentionnistes, plutôt intéressés par la politique, ont en fait un vote intermittent. La montée de l’abstention depuis 30 ans correspond surtout à un développement important du vote intermittent, très important dans les jeunes générations. Au contraire, les abstentionnistes “hors jeu” sont totalement dépolitisés et ne vont pratiquement jamais voter.
Si on est très critique à l’égard des élites politiques et pessimiste sur le changement que peuvent apporter les élections, on a aussi davantage de chances de s’abstenir (tableau 2), sans que cette relation soit très forte, ce qui montre que certains, tout en critiquant la classe politique et en ne croyant pas à des changements positifs pouvant advenir selon le résultat de l’élection, estiment qu’il y a quand même un candidat valable ou moins mauvais que les autres.
Ajoutons que, selon les conjonctures, certaines familles politiques se mobilisent davantage que d’autres. En 2017, les sympathisants des Verts étaient peu mobilisés, n’ayant pas de représentant dans la compétition. À l’inverse, les personnes qui se sentaient proches d’En marche et des Républicains ont beaucoup plus voté.
Pour le second tour de la présidentielle, on retrouve aussi toujours une mobilisation différentielle entre électorats selon les orientations partisanes : les électorats des candidats du premier tour sélectionnés pour le second, sont fortement mobilisés, alors que ceux des non qualifiés ont parfois tendance à ne pas participer plutôt qu’à voter pour l’un des deux qualifiés.
La cause cachée de la montée de l’abstention
À toutes les explications évoquées antérieurement, il faut en ajouter une autre, rarement explicitée. Si l’abstention commence à monter à la fin des années 1980 dans beaucoup de pays européens, c’est parce que les systèmes de valeurs sont en évolution : à partir des générations d’après-guerre, une culture de l’individualisation, c’est-à-dire d’autonomie des individus dans tous les domaines de la vie, s’est développée.
Chacun veut faire des choix personnels et non pas dictés par d’autres, que ce soit le quand dira-t-on, la famille, l’État, une religion… On est beaucoup moins conformiste et plus critique qu’autrefois. La culture du devoir et des principes intangibles à respecter s’estompe, au profit d’une culture des droits à protéger contre toutes les inégalités et discriminations.
Dans le domaine électoral, cela se traduit par une évolution du sens du vote. Il est moins perçu comme un devoir que le citoyen se doit d’accomplir à chaque élection (même s’il ne connaît pas les enjeux du débat politique) que comme un droit, une invitation à s’exprimer lorsqu’il comprend le sens de l’élection et estime qu’un candidat vaut davantage la peine d’être soutenu que les autres.
Seules les générations âgées partagent encore largement la culture du devoir citoyen et votent par principe, même lorsqu’ils ne savent pas identifier un bon candidat. Alors que les jeunes générations ne se déplacent au bureau de vote que si elles veulent faire prévaloir une tendance plutôt qu’une autre, en fonction de leur réflexion. Il en est de même pour les catégories populaires qui se sentent moins obligées de voter qu’autrefois. Au total, le vote est aujourd’hui plus raisonné, moins conformiste, plus critique et plus volatile.
Cet article est publié en partenariat avec The Conversation sous licence Creative Commons.