La présidentielle, jour après jour



À partir de quand les sondages pré-électoraux nous renseignent-ils sur les élections ?

Mathieu Gallard
07 Avril 2022


À l’approche d’une élection, les sondages font l’objet de toutes les attentions et de toutes les critiques. Mathieu Gallard rappelle qu’ils n’offrent pas de prédictions, mais un cliché de l’état de l’opinion au moment de leur réalisation. Mais à quel moment commencent-ils alors à refléter le vote des citoyens ? On peut s’en faire une idée sur la base des sondages et des résultats des élections présidentielles des dernières décennies.

Durant chaque campagne électorale, et notamment avant une élection présidentielle, la critique des sondages est une tradition bien établie en France, mobilisant aussi bien les journalistes que les chercheurs, les candidats et les citoyens. Mais si certains reproches adressés aux instituts de sondages comportent des éléments parfaitement valides qu’ils doivent prendre en compte 1, d’autres manquent leur cible.

Ainsi, une critique récurrente qui est faite aux enquêtes pré-électorales est leur incapacité à anticiper les résultats plusieurs mois avant le scrutin 2. Pourtant, ni les sondeurs, ni les personnes qu’ils interrogent ne peuvent par nature prévoir le contexte dans lequel se déroulera une campagne électorale, les évènements qui la jalonneront, et donc son résultat des mois, ni même des semaines en amont. De ce point de vue, l’antienne des sondeurs selon laquelle leurs enquêtes ne sont en rien des prédictions, mais des mesures de l’état de l’opinion au moment de leur réalisation est une réalité - même si l’on peut discuter de ce qu’ils mesurent réellement 3.

Cette problématique pousse en revanche à se poser une autre question, celle de la temporalité des choix électoraux. À quel moment au cours de la campagne électorale les sondages reflètent-ils le vote des citoyens ? Ou pour le dire autrement, les citoyens prennent-ils leur décision tard dans la campagne, ou bien leur comportement électoral est-il au contraire déterminé bien en amont du lancement de la campagne officielle, voire de la « pré-campagne » ? Pour répondre à cette question, nous avons recensé l’intégralité des sondages publiés dans les 120 jours précédant les premiers tours de chaque élection présidentielle s’étant déroulée en France depuis 1969. Nous avons ensuite calculé, pour chacun d’entre eux, « l’erreur moyenne absolue », à savoir la déviation moyenne par candidat des données du sondage par rapport au résultat final de l’élection 4.

Le graphique 1, qui présente ces résultats, montre que l’écart entre les enquêtes d’opinion et les résultats décline au cours du temps. Environ 100 jours avant l’élection, cet écart est en moyenne de 3,5 points par candidat. Il décline régulièrement jusqu’à environ 2,3 points d’écart à environ 20 jours du scrutin. Enfin, la réduction de l’écart entre les sondages et les résultats finaux se résorbe rapidement dans la dernière phase de la campagne, puisque deux jours avant le scrutin, il n’est plus en moyenne que de 1,4 points.


Graphique 1 – L’évolution de l’erreur absolue moyenne des sondages au cours des campagnes électorales pour les élections présidentielles, 1969-2017


Ces données établissent que les sondages mesurent de mieux en mieux le rapport de force électoral au cours de la campagne, qui joue donc un rôle important dans la détermination du choix des électeurs. Toutefois, l’analyse détaillée montre aussi que l’impact des campagnes sur le vote des Français varie grandement d’un scrutin à l’autre. Ainsi, lors de certaines campagnes comme celles de 1981 ou de 2012 (cf. graphique 2), les sondages réalisés bien en amont du scrutin donnaient déjà une idée relativement précise des résultats finaux avec un écart somme toute limité (moins de 3 points à 100 jours de l’élection) et une amélioration limitée de la précision par la suite.


Graphique 2 – L’évolution de l’erreur absolue moyenne des sondages au cours des campagnes électorales de 1981 et de 2012


Dans le premier cas, l’ordre d’arrivée des deux principaux candidats (Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand) était bien anticipé plus de 100 jours avant le premier tour même si l’écart entre eux était sensiblement surévalué, et le score de George Marchais était lui aussi bien mesuré, même si la percée de Jacques Chirac, troisième homme de la campagne, n’avait pas encore eu lieu. En 2012, les sondages mesuraient plus de 100 jours avant le premier tour la légère avance de François Hollande sur Nicolas Sarkozy ainsi que la troisième place de Marine Le Pen, même s’ils n’anticipaient pas la dynamique favorable à Jean-Luc Mélenchon au cours du mois de mars.

D’autres scrutins présentent en revanche des dynamiques de campagne très fortes qui se reflètent dans une forte variation en début de campagne entre les données des sondages et les résultats finaux. C’est par exemple le cas en 2017, notamment du fait de l’inversion des résultats de Benoît Hamon (mesuré entre 12,5% et 16% dans les sondages début mars pour un score final de 6,4%) et de Jean-Luc Mélenchon (crédité de 10% à 12% à la même période pour un résultat dans les urnes de 19,6%). La surévaluation de Marine Le Pen, créditée de plus de 24% dans la plupart des sondages jusqu’à début avril alors qu’elle a finalement obtenu 21,3% des voix, joue aussi dans ce large écart entre les sondages et les résultats jusqu’à très tard dans la campagne. On note toutefois qu’à partir d’environ 40 jours avant le scrutin, la différence entre les sondages et les résultats se réduit très rapidement jusqu’à devenir très faible dans les derniers jours de la campagne.


Graphique 3 – L’évolution de l’erreur absolue moyenne des sondages au cours des campagnes électorales de 1974 et 2017


Ce phénomène est encore plus exacerbé dans l’exemple du scrutin de 1974, il est vrai particulier car lié au décès inattendu de George Pompidou. Les premiers sondages qui sortent 26 jours avant le premier tour placent François Mitterrand, candidat de l’union de la gauche, en tête mais à un niveau inférieur à son résultat final de 43,3%. Surtout, ils donnent l’ancien Premier ministre Jacques Chaban-Delmas et le ministre de l’Économie et des Finances Valéry Giscard d’Estaing au coude-à-coude autour de 26% à 29% des intentions de vote, alors qu’ils obtiendront respectivement 15,1% et 32,6% des voix. La déviation moyenne par candidat des données de ces enquêtes par rapport aux résultats est en conséquence énorme (plus de 6 points), même si elle se réduit ensuite très rapidement avec la mise en place de la campagne.


Graphique 4 – L’évolution de l’ensemble des sondages publiés au cours de la campagne électorale de 2022


Ces observations semblent confirmer les études portant sur le moment de la prise de décision électorale : ainsi, lors de la campagne électorale de 2012 caractérisée par un écart relativement limité entre les sondages réalisés en début de campagne et les résultats électoraux, 61% des électeurs disaient avoir fait leur choix « il y a plusieurs mois ». Lors de la campagne de 2017, marquée par un écart important entre les sondages et les résultats jusque tard dans la campagne, seuls 40% des électeurs disaient avoir pris leur décision plusieurs mois en amont5.

Ces données ne disent en revanche rien des mécanismes concrets par lesquels les campagnes électorales influent sur les électeurs, que ce soit en termes d’effets directs ou indirects. De ce point de vue, l’élection présidentielle de 2022, qui pourrait aboutir au duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen qu’annonçaient déjà les sondages d’il y a un an malgré une campagne particulièrement incertaine (cf. graphique 4), sera particulièrement intéressante à étudier.


  1. Luc Bronner, « Dans la fabrique opaque des sondages », Le Monde, 4 novembre 2021↩︎

  2. Alice Clair et Julien Guillot, « Les sondages de janvier donnent rarement le résultat de l’élection présidentielle », Libération, 5 janvier 2022
    Maxime Vaudano, « Un an avant une présidentielle, les sondages sont souvent loin du compte », Le Monde, 20 mai 2021↩︎

  3. Pour filer la métaphore photographique fréquemment utilisée, on pourrait sans doute considérer que la photographie prise par les sondages est d’autant moins floue que l’on se rapproche de la date de l’élection et que les électeurs s’intéressent à la campagne et à ses enjeux et se décident sur leur comportement, que ce soit en termes de participation ou de vote.↩︎

  4. Nous avons effectué ce calcul uniquement pour les candidats ayant obtenu au final 3% des voix ou plus. Deux raisons guident ce choix : tout d’abord, l’erreur absolue est forcément plus faible pour les candidats obtenant des scores très limités, et les inclure tend à sous-évaluer l’écart entre les données des sondages et les résultats finaux, même en fin de campagne. Surtout, certains sondages réalisés pendant les campagnes électorales de 1969 et de 1974 n’incluaient pas les petits candidats, ou leurs scores n’étaient pas publiés par les instituts.↩︎

  5. Enquêtes Ipsos pour France Télévisions et Radio France.↩︎