Et si le second tour se jouait sur le social ?
Benjamin Guinaudeau
,
Isabelle Guinaudeau
12 Avril 2022
Emmanuel Macron cadre le deuxième tour au prisme de l’opposition culturelle entre tenants de l’ouverture et droite radicale. Cette approche pourrait sous-estimer le poids des enjeux sociaux et donc s’avérer risquée.
Dans la continuité de 2017, le premier tour de l’élection présidentielle de dimanche parachève la longue érosion de la logique bipolaire qui a longtemps prévalu en France. Là où 2017 avait révélé une quadripartition, la débâcle de Valérie Pécresse (qui tombe sous la barre des 5% contre 20% pour François Fillon il y a cinq ans) laisse se dessiner une tripartition avec trois candidats, Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon qui cumulent plus de 70% des voix.
Malgré une campagne en service minimum (absence de communication sur le bilan du quinquennat, refus de débattre avant le premier tour, concentration des efforts sur un grand meeting tardif, publication d’un programme réduit à la portion congrue trois semaines à peine avant le scrutin), Emmanuel Macron a bénéficié à la fois de l’émiettement des oppositions et d’un effet de ralliement sous les drapeaux dans le contexte de la guerre en Ukraine. Les réformes menées au cours du premier quinquennat ainsi que les quelques orientations annoncées pour un deuxième mandat confirment un positionnement libéral sur le plan économique et social, ainsi qu’une évolution sur des positions plus conservatrices sur le plan des valeurs. LREM pourrait ainsi, à terme, prendre la place d’un parti de droite traditionnel dans le paysage politique français.
Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen sont parvenus à s’imposer, chacun dans son camp respectif, comme figure de rassemblement, bénéficiant des logiques de vote « utile » qui ont joué à plein.
Facteurs sociaux et vote
En fort contraste avec le discours libéral d’Emmanuel Macron, la focale placée par la gauche comme par Marine Le Pen sur les questions sociales est susceptible de parler particulièrement aux classes populaires – celles où l’on trouve les plus hauts niveaux de détresse sociale et de sentiments d’injustice.
Le graphique-ci-dessus montre, effectivement, que Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen réalisent leurs meilleurs scores là où le revenu médian est plus faible, au contraire d’Emmanuel Macron. Cependant, la France Insoumise et le Rassemblent national ne mobilisent pas les mêmes électeurs : la première tire son épingle du jeu dans des zones où le niveau de diplôme est plus élevé, en contraste assez fort avec la candidate RN.
Par ailleurs, les données agrégées montrent des corrélations entre le vote pour certains candidats et le taux de chômage, d’une part, et la proportion d’ouvriers, de l’autre. La proportion de demandeurs d’emploi est corrélée positivement avec le vote pour Marine Le Pen (R=.23) et, plus encore, pour Jean-Luc Mélenchon (R=.34). On observe une corrélation négative avec le vote en faveur d’Emmanuel Macron (R=.44) et de Yannick Jadot (R=.36). Même chose lorsque l’on regarde le lien entre vote et proportion d’ouvriers, sauf pour Jean-Luc Mélenchon pour qui la relation est inversée.
Dans l’ensemble, ces observations suggèrent des logiques sociales de vote assez fortes, avec un soutien plus fort à Emmanuel Macron chez les plus favorisés, tandis que les électeurs des zones plus modestes se tournent vers Mélenchon et Le Pen, même si les ressorts sociaux semblent sensiblement différents entre ces deux candidats. Ces associations doivent être considérées avec toutes les précautions de mise lorsque l’on travaille avec des données agrégées.
Des liens entre catégorie socio-professionnelle et vote apparaissent toutefois aussi au niveau individuel dans les premières enquêtes, comme celle du Cevipof. On retrouve en particulier une propension plus forte à voter pour Jean-Luc Mélenchon chez les demandeurs d’emploi, pour Marine Le Pen parmi les ouvriers, tandis que les cadres supérieurs votent plus pour Emmanuel Macron. On note au passage des différences sensibles entre l’électorat de Marine Le Pen et celui de ses concurrents sur le spectre droit (notamment Eric Zemmour), moins populaire et plus aisé.
#Presidentielle2022 Analyse sociologique du vote par électorat à partir de la dernière enquête @CEVIPOF
— Martial Foucault (@MartialFoucault) April 10, 2022
@j_jaures et @IpsosFrance, travail réalisé avec @PHBono. L'abstention, premier parti de tous les catégories socioprofessionnelles, à l'exception des retraités. pic.twitter.com/VYiG9RQ1I3
Quels enjeux pour quel deuxième tour ?
Nous avons vu que plus que jamais l’espace politique français est façonné par plusieurs clivages qui dessinent des blocs différents. Or, le système majoritaire pousse à rétrécir le débat autour d’une opposition binaire qu’Emmanuel Macron aborde en se présentant comme le candidat de l’ouverture face à une extrême-droite xénophobe et antilibérale. Suivant cette même logique, le peu d’accent placé par Marine Le Pen sur les enjeux d’immigration n’a pas empêché Eric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan d’annoncer qu’ils voteraient pour elle. Leurs électeurs sont nombreux à envisager de faire de même malgré des divergences en matière sociale.
Emmanuel Macron semble faire le pari qu’il pourra compter sur le rejet toujours majoritaire de leurs positions xénophobes et que ce clivage entre ouverture et fermeture lui sera donc favorable. Cependant, ce cadrage n’apporte guère de réponse aux demandes de protection sociales exprimées dans les sondages et, sans doute, dans le vote de dimanche. Le pari pourrait s’avérer risqué si les considérations d’ordre culturelles poussent les électeurs situés à droite vers Marine Le Pen, tandis que les programmes sociaux dissuadent trop d’électeurs de gauche de lui faire barrage.
Cet article est publié en partenariat avec The Conversation sous licence Creative Commons.